BORIS VIAN, LE CENTENAIRE ET LA CENSURE

Par Emmanuel Pierrat

D’Honoré Balzac à Amélie de Lambineuse, Bison Duravi ou Josèfe Pignerole, Boris Vian, dont on célèbre cette année les cent ans avec nombre de publications passionnantes – de la très érudite Anatomie du Bison. Chrono-bio-bibliographie de Boris Vian (Editions des Cendres), cosignée par Christelle Gonzalo et François Roulmann, au roman On n’y échappe pas (Fayard) achevé par six membres de l’Oulipo, et jusqu’au vertigineux volume de Correspondances 1932-1959 (Fayard) – Boris Vian, donc, est l’écrivain rêvé pour illustrer un cours sur… la censure.

Boris Vian donc, usa toute sa vie, avec une espèce de frénésie loufoque, de pseudonymes (au moins une trentaine) sous lesquels il apparaissait sur scène comme musicien de jazz, signait ses articles, ses chansons, ses scénario, écrivait ses livres…

C’est sous celui de Vernon Sullivan qu’il a publié en 1946 J’irai cracher sur vos tombes ; et si le nom de Vian y figurait, c’était en tant que traducteur. Sorti la même année que la rédaction du non moins célèbre L’Écume des jours, le roman se présente comme une parodie des romans noirs anglo-saxons.

Entrepris à la suite d’un pari, l’écriture de J’irai cracher sur vos tombes ne prend au jeune homme (il est né en 1920) que quinze jours, vélocité qui se manifeste aussi dans la crudité du style – qu’on en juge : « Des petites de quinze, seize ans, avec des seins bien pointus sous des chandails collants, elles le font exprès, les garces, elles le savent bien. » –, dans le rythme évoquant les accents syncopés du jazz, ou dans l’efficacité, la simplicité, la rapidité de l’intrigue. Le roman se déroule dans le sud des États-Unis et met en scène un héros noir à la peau blanche – ses parents sont noirs, mais il est né blanc –, dont le frère a été lynché pour s’être enamouré d’une Blanche. À la suite de ce fait-divers tragiquement banal dans les parages sudistes, l’ambigu personnage part s’installer comme bibliothécaire dans une autre ville où il s’intègre à la jeune société blanche, afin d’y préparer sa vengeance…

La dépravation sexuelle dont sont imprégnées ces pages où les scènes de triolisme succèdent à celles de viol et même à un épisode de prostitution enfantine, associée à une violence morale, sexuelle, puis meurtrière, ont évidemment reçu un accueil réservé de la part des autorités du ministère de l’Intérieur chargées du contrôle sur les publications. En 1949, trois ans après sa sortie, le livre est interdit et son auteur condamné pour outrage aux bonnes mœurs.

L’éditeur Jean-Jacques Pauvert, qui s’est beaucoup intéressé à Boris Vian, qu’il a connu, disait : À propos de la manière dont il a été perçu : « C’était la France des années 1960 ! Figurez-vous qu’un professeur de ma fille, âgée de 14 ans, au lycée Marie-Curie, avait traité Vian de « pornographe » !

J’irai cracher sur vos tombes est adapté pour le cinéma en 1959. Néanmoins le film qu’en tire Michel Gast déplait si souverainement à l’écrivain qu’il demande le retrait de son nom au générique. Le jour de la première, quelques minutes après le début de la projection, Boris Vian s’effondre, terrassé par une crise cardiaque. Il a trente-neuf ans.

Vian joue de malchance – il faut reconnaître qu’il provoque un peu le sort –, puisque, en 1954, jour de la défaite de Dien bien phû, il enregistre Le Déserteur, chanson écrite pour Mouloudji et narrant le refus d’un jeune homme mobilisé de prendre les armes, qui est immédiatement interdite d’antenne.

Refusez d’obéir/ Refusez de la faire/N’allez pas à la guerre/Refusez de partir/S’il faut donner son sang/Allez donner le vôtre/Vous êtes bon apôtre/Monsieur le Président/Si vous me poursuivez/Prévenez vos gendarmes/Que je n’aurai pas d’armes/Et qu’ils pourront tirer[1].

C’est entre autres à cause de ce dernier couplet que la chanson Le Déserteur de Boris Vian subit le couperet de la censure pour « antipatriotisme ». Un homme ayant reçu son ordre de mobilisation exprime, directement auprès du président de la République, son refus de partir à la guerre − Depuis que je suis né/J’ai vu mourir mon père/J’ai vu partir mesfrères/Et pleurer mes enfants explique-t-il, préférant donc aller « sur les chemins » pour « mendier » sa vie plutôt que « tuer des pauvres gens ». C’est donc un encouragement limpide à la désertion, dans un contexte international pour le moins compliqué et délicat (guerre d’Indochine [1946-1954] et défaite de Diên Bien Phu ; début de la guerre d’Algérie [1954-1962]). Le conseiller municipal de la Seine, Paul Faber, est directement initiateur de l’interdiction de la chanson sur les ondes, au motif qu’elle fait insulte aux anciens combattants. Dans une lettre célèbre, Boris Vian lui répond qu’elle « a été applaudie par des milliers de spectateurs à l’Olympia (trois semaines) et à Bobino (quinze jours) depuis que Mouloudji la chante ». Il l’interpelle : « (…) vous battez-vous pour la paix ou pour le plaisir ? » Et de poursuivre un peu plus loin : « D’ailleurs mourir pour la patrie, c’est fort bien : encore faut-il ne pas mourir tous — car où sera la patrie ? Ce n’est pas la terre — ce sont les gens, la patrie (le général de Gaulle ne me contredira pas sur ce point, je pense). Ce ne sont pas les soldats : ce sont les civils que l’on est censé défendre — et les soldats n’ont rien de plus pressé que de redevenir civils, car cela signifie que la guerre est terminée. » La conclusion est sublime : « Mais de grâce, ne faites pas semblant de croire que lorsque j’insulte cette ignominie qu’est la guerre, j’insulte les malheureux qui en sont les victimes (…) Et un conseil : si la radio vous ennuie, tournez le bouton ou donnez votre poste ; c’est ce que j’ai fait depuis six ans ; choisissez ce qui vous plaît, mais laissez les gens chanter, et écouter ce qui leur plaît. C’est bien la liberté en général que vous défendiez quand vous vous battiez, ou la liberté de penser comme monsieur Faber ? »

L’interdiction de diffusion sera levée en 1962, après la guerre d’Algérie, et la chanson très souvent reprise pour la cause pacifique (par Joan Baez, Serge Reggiani, Eddy Mitchell, Hugues Aufray, Juliette Gréco, etc. ; Renaud en fera une adaptation en 1983). Le sujet demeure cependant sensible, car en 1999, une directrice d’école s’est trouvée sous le coup d’une suspension pour avoir fait chanter Le Déserteur à ses élèves le jour de la commémoration de 8-Mai 1945, devant le monument aux morts.

[1] Le Déserteur, auteur : Boris Vian, compositeurs : Harold B. Berg/Boris Vian, 1954.

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