Par
Emmanuel PIERRAT
Avocat Associé du Cabinet Pierrat & Associés
Conservateur du Musée du Barreau de Paris
Ancien Membre du Conseil National des Barreaux
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre
Et
Yamina CHAVY
Cabinet Pierrat & Associés
Le Siècle des Lumières a été marqué par l’essor spectaculaire de la médecine et des techniques de conservation des corps humains. Ainsi, à cette époque, des restes humains ont été patrimonialisés, voire même commercialisés. En témoigne la fabuleuse collection des « écorchés » de Fragonard – datant des années 1760 – conservée au musée de l’École nationale Vétérinaire d’Alfort.
Ces pratiques, qui avaient cours à cette époque et même à des périodes encore plus anciennes dans de nombreuses civilisations, semblent désormais prohibées par nos sociétés modernes. En effet, les attentes éthiques de nos sociétés actuelles, consacrées par le droit, ne sauraient tolérer de tels agissements.
Pour comprendre ces changements de pensée et la façon dont certains acteurs du marché de l’art et du domaine public ont dû s’adapter, il est nécessaire de revenir sur le régime juridique applicable au corps humain.
La naissance constitue – d’un point de vue légal – le point de départ de l’acquisition de la personnalité juridique de l’être humain. Si ce dernier naît vivant et viable, il devient un sujet de droit.
Le droit s’attache, en effet, au « corps humain », c’est-à-dire à la partie matérielle de l’être humain pour laquelle il crée un véritable statut juridique, lui octroyant des droits et des devoirs corrélatifs.
Toujours sous un angle juridique, c’est par la mort de la personne physique, qui constitue un fait juridique, que s’opère « l’évanouissement de la personnalité » pour reprendre la célèbre expression du Doyen Jean Carbonnier.
Cependant, la mort et la perte de la personnalité juridique ne signifient pas pour autant que l’enveloppe charnelle du défunt est dénuée de toute protection.
Comme nous allons le développer ci-après, la mort opère un changement de statut juridique. Le corps du défunt devient une « chose inanimée ».
Or, le droit français s’est efforcé, au fil du temps, de protéger ces dépouilles humaines en consacrant notamment le principe de « dignité humaine ».
Il en résulte que, par principe, le corps humain est insusceptible d’appropriation. Néanmoins, il existe des habillages juridiques qui permettent de vendre ou de posséder des objets en tout ou partie réalisés à partir de restes humains.
LA NOTION DE RESTES HUMAINS ET SON RÉGIME JURIDIQUE
Les « restes humains » – même si le Comité Consultatif National d’Éthique préfère le terme de « vestiges humains » – ont toujours été des objets de fascination pour les archéologues et les musées, sans oublier les amateurs de cabinets de curiosités évidemment.
Ce terme, qui regroupe tant les cadavres, les squelettes, les reliques que les fragments humains, a été un sujet de préoccupation tardif du droit positif, notamment en raison de l’ambiguïté du statut juridique du corps humain.
Ainsi, ce n’est que par une loi du 29 juillet 1994[1] que les dispositions relatives au respect dû au corps humain ont été consacrées aux articles 16 et suivants du Code civil.
Il découle de ces articles, que le corps humain est inviolable – il ne peut être porté atteinte à son intégrité – et est indisponible – il ne peut faire l’objet d’un commerce lucratif. Étant précisé que ces dispositions sont d’ordre public et ont une valeur constitutionnelle[2].
Le droit, ou plutôt l’Etat, offre ainsi un cadre de protection large au nom d’un principe de non-patrimonialisation du corps dicté par les conceptions morales de la société.
Le Comité National d’Éthique – en 1990 – soulignait que ce principe s’inscrit dans une approche éthique refusant la « commercialisation du corps ».
La primauté de la personne va même plus loin puisque, si la dignité humaine semble de prime abord s’appliquer à celle des vivants, elle s’impose même après le décès au corps devenu « chose inanimée ».
Ainsi, le cadavre humain et ses cendres sont également protégés par le Code civil : « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort »[3].
Cette exigence est d’ordre public depuis la célèbre affaire « Our Body »[4].
Seule une utilisation scientifique du cadavre semble donc tolérée. La loi du 20 décembre 1988 sur la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales permet en effet de procéder à des expérimentations sur le corps humain.
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ SUR UNE CHOSE INANIMÉE
Pour rappel, à l’anéantissement de la personnalité juridique, la dépouille du défunt est considérée, d’un point de vue juridique, comme une chose. Cela suppose alors l’existence d’un propriétaire, dans la mesure où le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort[5].
Il est important de préciser que la famille du défunt n’est pas – de droit – le propriétaire du corps. La jurisprudence ne tient pas compte de l’ordre abstrait de la succession ou de la parenté de la personne décédée. Il appartient, en effet, au juge de déterminer souverainement, parmi les proches de la personne décédée, qui serait l’interprète le plus juste de sa volonté présumée.
C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé la Cour de cassation le 27 mai 2009[6] en précisant qu’il « convenait de rechercher par tous moyens quelles avaient été les intentions de la défunte en ce qui concerne ses funérailles et, à défaut, de désigner la personne la mieux qualifiée pour décider de leurs modalités ».
Ainsi, il appartient à chacun de fixer librement et par avance le sort de sa dépouille[7]. À défaut, il sera nécessaire de rechercher la volonté probable du défunt auprès de son plus proche parent.
Des difficultés surviennent lorsque le défunt n’a pas laissé d’instruction à ce propos et qu’il est impossible d’identifier son plus proche parent, notamment lorsque les restes humains sont très anciens.
En effet, sans propriétaire, cette chose pourrait être qualifiée de res nullius et par conséquent être approprié par tout un chacun.
Il serait alors permis de vendre les corps orphelins ou de les exposer sans avoir à chercher le consentement du défunt.
LES VENTES AUX ENCHÈRES DE RESTES HUMAINS
Comme exposé ci-avant, le respect dû au corps humain se prolonge après la mort. La position du droit français est claire à ce sujet : tout commerce lucratif est prohibé.
En dépit de ce principe, le Marché de l’art, et plus précisément celui des ventes aux enchères publiques a été ponctué par des ventes – souvent scandaleuses – d’objets réalisés à partir de restes humains.
Si elles ont fait grand bruit, ces ventes sont pourtant parfaitement légales.
Pour mieux comprendre leur fonctionnement, il est nécessaire de se pencher sur l’arrêté du 21 février 2012 portant approbation du recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires.
L’article 1.5.4 dispose en effet que « sauf lorsqu’ils constituent sans équivoque des biens culturels, l’opérateur de ventes volontaires s’abstient de présenter à la vente tout ou partie de corps ou de restes humains ou tout objet composé à partir de corps ou de restes humains. »
Le Conseil des ventes volontaires, pour permettre la mise en place de ce type de vente, semble se prévaloir d’un fin habillage juridique lui permettant de qualifier de « biens culturels » certains restes humains.
Ainsi, ces biens culturels peuvent être appropriés et vendus alors même que l’objet est constitué en tout ou partie de restes humains.
Le Conseil des ventes volontaire met en avant la nécessité de prendre en compte la dimension culturelle de l’élément humain, qui n’est pas perçu de la même manière suivant les lieux et les époques.
Toutefois, cette approche est à prendre avec un certain recul, dans la mesure où elle est empreinte d’une certaine subjectivité.
En effet, on peut se demander si la qualification déterminée par l’opérateur de vente volontaire n’est pas ethno-centrée, notamment lorsque les objets viennent de pays étrangers où le corps est soumis à des rites funéraires particuliers.
D’autant qu’il appartient au Conseil des ventes volontaires de reconnaître la dimension culturelle d’un élément ou, à l’inverse, d’en demander le retrait sur le fondement de l’article L.321-22 du Code de commerce.
Par surcroît, le terme « non équivoque » que sous-entend celui « sans ambiguïté » est assez alambiqué si l’on considère qu’il est appliqué au Marché de l’art. Ce secteur étant marqué depuis plusieurs années par des difficultés de traçabilité des objets.
Ce mécanisme est d’autant plus surprenant qu’il est interdit de vendre un objet relié en peau d’animal protégé au-delà d’une certaine date de fabrication.
Il en résulte que les ventes d’objets faits à partir de restes humains sont souvent organisées à huis clos, même si elles ne sont pas exclusives de quelques ventes publiques spectaculaires.
En 2014, le collectionneur Philippe Zoummeroff avait mis en vente un recueil de documents autographes sur les assassins Mailly et Rambert, relié avec la peau de Rambert.
Le 6 octobre 2020, c’est un exemplaire de La Philosophie dans le boudoir, relié par les frères Lortic en pleine peau qui a été adjugé pour la somme de 55.919 euros. La description précisait, en contradiction avec le principe de dignité humaine que « le volume ne présente absolument aucune marque de provenance ».
Enfin, il est intéressant de souligner que, pendant longtemps, le terme de relique semblait instantanément disqualifié de ces considérations en raison de sa connotation religieuse.
Pourtant, une vente aux enchères en ligne, organisée à Alençon, le 25 avril 2020, a choquée certains ecclésiastiques comme le relate le Président du Conseil des ventes volontaires : « J’ai été saisi par un ecclésiastique qui m’a écrit, choqué que l’on puisse ainsi proposer à la vente des restes humains clairement identifiables comme tels, qui plus est de saints ».
Trois reliques ont été retirées de la vente à la suite de ce signalement.
LES RESTES HUMAINS APPARTENANT AU DOMAINE PUBLIC
Le principe de dignité humaine a pour conséquence logique que l’Etat ne peut, en principe, être propriétaire de restes humains, un droit patrimonial étant par nature évaluable en argent.
Néanmoins, les collections publiques regorgent de curiosa faites de restes humains. Les musées, qui sont propriétaires de ces collections inaliénables, imprescriptibles et insaisissables, se retrouvent donc propriétaire, en un sens, de restes humains.
Or, ce n’est pas la loi musées de 2002[8] qui, a priori, pourra permettre de palier à ce problème, qui est en lien direct avec les questions de restitutions d’œuvres d’art à des pays étrangers.
A ce sujet, on peut notamment faire référence à l’affaire des « têtes maories ».
Le Conseil municipal de Rouen, pour autoriser la restitution de ces têtes de guerriers momifiées et tatouées, s’était fondé sur l’article 16-1 du Code civil qui devaient rendre impossible l’appartenance au domaine public de ces restes.
Cependant, le tribunal administratif de Rouen avait jugé que ces têtes étaient des biens culturels donc inaliénables et insusceptibles de déclassement comme le prévoit la loi musée de 2002.
Ce n’est donc que par une loi du 18 mai 2010 que la restitution a été possible.
Il en va de même pour l’affaire de la « Vénus Hottentote » dont le corps était conservé dans du formol au sein du Muséum d’histoire naturelle.
Il a pu être restitué à l’Afrique du Sud le 9 mai 2002, pays dans lequel Saartjie Baartman a pu être inhumée selon les rites de son peuple.
L’exemple le plus parlant de ces problématiques reste l’affaire « Our Body » dans laquelle une exposition, qui mettait en scène des corps plastinés, avait été interdite en 2010. Une procédure en référé avait été initiée en 2009[9] au motif de l’absence de preuve du consentement des défunts et de traçabilité concernant l’origine de ces cadavres chinois.
Ce qui est intéressant dans cette affaire c’est que le prétexte scientifique et pédagogique, qui pour mémoire est une exception à l’indisponibilité du corps humain, n’a pas été retenu.
En effet, pour la première chambre civile de la Cour de cassation, l’exposition de ces cadavres avait pour finalité la recherche du gain, notamment par l’effet spectaculaire de l’exposition de cadavres. Elle a donc fait une application stricte de l’article 16-1-1 du Code civil.
Le droit français semble interdire tout asservissement et dégradation, même morale, du corps humain. Seules des raisons d’ordre scientifique semblent justifier une utilisation du corps humain.
Néanmoins, sous couvert de la qualification de « biens culturels », les musées et les opérateurs de ventes volontaires peuvent se jouer habilement des prescriptions du principe de dignité humaine.
[1] Loi du 29 juillet 1994, n°94-653
[2] C. const. 27 juillet 1994, n°94-343/344-DC
[3] Article 16-1-1 du Code civil
[4] Cass. Civ, 16 septembre 2010, n°09-67.456
[5] Loi n°2008-1350 du 19 décembre 2008
[6] Cass. civ, 1ère , 27 mai 2009, n°09-66589
[7] Loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles
[8] LOI n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France
[9] TGI Paris, ord. 21 avril 2009, n°09/53100